Jean-Pierre Dumas
5 mars 2025

Magritte, la condition humaine (1935)
« on peut supposer que derrière le tableau, le spectacle soit différent de ce que l’on voit… les choses visibles cachent toujours d’autres choses visibles. Mais une image visible ne cache rien »
Magritte
Platon parle à son disciple Glaucon
Imagine un antre, une sorte de caverne et dans cette caverne, des hommes qui se considèrent comme libres, mais qui sont là, depuis leur enfance (et parfois pour certains dès leur plus tendre enfance). De curieux appendices, dont ils ne peuvent se libérer, sont enchaînés à leur bras et sont le prolongement de leurs mains. La lumière émane d’un écran qui ne s’éteint jamais. Les individus s’adonnent à la lecture (en réalité, ils regardent) des messages qui, par décret suprême, ne dépassent pas cinq lignes (au-delà, le régulateur les efface). La plupart d’entre eux ont perdu leur capacité à lire et à écrire, et passent leur temps à regarder des vidéos de moins de deux minutes. Ces messages visuels sont élaborés par des charlatans que l’on appelle de nos jours des «influenceurs, des communicants ». Ils ne recherchent en aucun cas la vérité, ils recherchent le « scoop» (mot qui n’existe ni en grec (ni en français). Ils recherchent à se distraire (au sens de mon collègue Pascal), ils cherchent surtout à influencer les gogos et ça marche. Pour eux, la vérité se réduit à ce flot d’images et de sons envoyés par des agents anonymes (l’anonymat est de rigueur; aucun message signé ne sera accepté, ce qui n’empêche pas les grands organisateurs de ces réseaux de connaître parfaitement l’identité des auteurs). Ces hommes (et ces enfants) sont si attentifs, qu’ils sont figés sur leurs chaises, pour certains toute la journée, en train de scruter ces instruments. Ils ne tournent pas la tête, et ne voient que ce qu’ils ont en face.
Glaucon : Mais ces hommes ne sont-ils pas libres ?
Oui, ils le sont, ou du moins ils le croient, ils peuvent, s’ils le souhaitent, sortir de la caverne, mais s’ils sortent au grand jour, ils sont tellement éblouis par la lumière du soleil qu’ils ne peuvent plus regarder ce curieux appendice lié à leur bras; ainsi, la plupart d’entre, eux, préfèrent rester assujetti à leur place et ne sortent pas, tout entier à leurs instruments attachés.
Glaucon : Mais n’avais-tu pas (dans une précédente et récente version), écrit que ces hommes avaient, depuis leur enfance, les jambes et la nuque entravées par des liens qui les obligeaient à rester sur place?
Oui, mais c’était il y a seulement 2300 ans, dans ce monde, dit moderne, l’esclavage est passé de mode, il est inutile de rendre en esclavage les hommes pour les contraindre, l’esclavage de mon époque a été remplacé par la servitude volontaire et toutes ces nouvelles technologies y contribuent.
Glaucon : Ne crois-tu pas que, dans cette situation, de tels hommes puissent voir autre chose que les messages qu’ils reçoivent et s’envoient sans cesse ? Ne considèrent-ils pas que le vrai n’est absolument rien d’autre que ces messages ?
Certes, puisqu’ils se sont condamnés à rester toute leur vie à regarder leur appendice et donc à voir complaisamment des messages envoyés par des charlatans ou qu’ils s’envoient entre eux; pour eux, la réalité se réduit à la perception, et le vrai n’est, pour eux, rien d’autre que ces messages qui ne reposent que sur des apparences, des opinions et surtout sur aucun raisonnement. Ces hommes, qui se croient libres, n’attribuent absolument de vérité qu’aux ombres (aujourd’hui, on dirait “fake news’’). Quand ils conversent entre eux, ils utilisent et commentent à l’infini ces fausses nouvelles et ces annonces. Non seulement ils ne voient d’eux-mêmes que des messages qui défilent, « ils n’ont pas la conscience minimale d’être eux même. » (Dimitri El Murr, la caverne de Platon, émission d’A. van Reeth, France culture, 2019), ils ne sont que là où les messages apparaissent sur leur écran. En outre, on leur a fourni une extension à leur bras qui leur permet de se prendre en photo avec leur appareil au point d’effacer toutes différences entre leur moi et l’image projetée (D. El Murr) ; ils voient l’écran et ils finissent par faire partie de l’écran. Non content de leur narcissisme, ils se croient obligés de vous envoyer leurs photos et vous devez marquer votre admiration avec des « like », des « emojis » (concepts qui ne semblent pas philosophiques).
Supposons maintenant qu’un homme sorte de la caverne, car, comme je te l’ai dit, ces hommes dans la caverne sont libres d’aller et venir. Mais hors de la caverne, à la lumière du soleil, ils n’ont plus accès à cet instrument qui pend maintenant à leur bras et est éteint. Je te demande que pourra-t-il dire si on le sevrait par la force, et si on le contraignait à tourner les yeux vers la lumière du soleil, n’en souffrirait-il pas ? Il serait ébloui par le soleil et l’éblouissement le rendrait incapable de discerner les objets dont il ne voyait auparavant que les ombres. Ne s’indignerait-il pas d’être traité de la sorte ? Alors, les yeux inondés de l’éclat du soleil, serait-il capable de voir ne serait-ce qu’une seule chose qu’on lui dirait être vraie à présent ? Que crois-tu qu’il répondrait, si on lui disait qu’auparavant il ne voyait que des sottises, tandis qu’à présent, il se trouve un peu plus près du réel ? Alors, si, en lui montrant chaque chose, on lui demandait ce qu’elle est en le contraignant à y répondre ? Ne serait-il pas perdu, et ne considérerait-il pas que ce qu’il voyait auparavant, dans la caverne, était plus vrai que ce qu’on lui montre à présent ?

Regulus par W. Turner, 1828/1837, Tate Gallery
Je crois qu’il aurait besoin d’accoutumance pour voir les choses réelles. Sans doute, pour commencer, il distinguerait plus facilement les ombres et, ensuite, les images des hommes et autres réalités qui se refléteraient sur l’eau, et plus tard ces réalités elles-mêmes. Alors, je crois, que, pour conclure, il serait capable de distinguer le soleil, non pas par ses apparences, mais par lui-même, en lui-même et de le contempler tel qu’il est.
Devant tant de difficultés, de souffrance, il est possible que cet homme préfère redescendre à la caverne et à son cher écran. Alors il sera la risée de ses compagnons, qui, eux n’ont pas quitté leur place, enchaînés à leur instrument. Ils diront, en riant, à quoi bon sortir de la caverne, si c’est pour revenir quasi aveugle et si quelqu’un s’avisait à les convaincre de sortir de la caverne, ne faudrait-il pas le saisir et le tuer ?
Ces personnes attachées à leur instrument sont non seulement victimes, mais ne sont même pas conscientes de leur état misérable. Elles sont plus esclaves que les esclaves. Le moyen pour s’arracher à cet esclavage est trop douloureux pour être accompli, aussi l’homme qui essaie de s’affranchir revient vite dans la grotte, où il retrouve ses contacts, ses réseaux, sa vacuité, son incapacité à remettre en question ce qu’on lui présente, en un mot l’incapacité à penser par soi-même. Celui, qui retournerait dans la grotte après avoir acquis des connaissances et la capacité de distinguer le vrai du faux, et d’'être lucide, connaîtrait une existence malheureuse; il serait un souverain impuissant entouré d’ignorants et de moqueurs (ce n’est pas la conclusion de Platon, qui croit que le philosophe devrait être roi). C’est évidemment une ruse de la philosophie idéaliste, nous, les philosophes, on va gouverner les peuples grâce à nos connaissances, en appliquant l’idée du Bien. Est-ce que ces connaissances sont pertinentes pour le gouvernement des hommes ? En outre, dans la réalité, les hommes d’État sont rarement des philosophes (Trump, Poutine, Xi Jinping, Kim Jong Un, Ali Khamenei, des rois philosophes ?).
Mais alors, dit Glaucom, si la majorité vit dans la caverne et s’y complaît, quel est le sens de la démocratie ? Que valent les membres des assemblées qui ont comme seule source d’informations les réseaux sociaux ? Comment seront-ils en mesure d’élire un chef (ou une aristocratie) dont le pouvoir reposerait sur le savoir?
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